Je voudrais prendre quelques photos de vieux, de vieilles, qui vivent aux côtés de ma grand-mère. Mais comment, à travers la déchéance, conserver la dignité ? Des clichés qui me paraitraient beaux sembleraient peut-être à leur modèle une sorte de miroir déformant. Les rides, les crevasses, les cheveux blancs, signes de vie, traces de joie, cicatrices de deuil, comment les apprécieraient-ils? Se reconnaitraient-ils dans ces portraits, leur sembleraient-ils réalistes, respectueux, ou cruels ? Les photographier, est-ce mettre en évidence toutes les traces matérielles d’une existence ? Dans les paupières trop lourdes, dans les encoignures des lèvres qui retombent, dans les rides qui griffent le visage, je vois la vie, avec toute son intensité bouleversante. Mais eux ? La photo leur renvoie un visage plus vieux que ce qu’ils imaginent, plus laid que ce qu’ils espèrent, plus triste que ce qu’ils peuvent supporter. Faut-il les photographier et ne pas leur montrer les portraits ? Peut-être que, pour moi, ce sont les dernières traces, les derniers témoignages de leur enfance insouciante ou austère, de leur adolescence frivole ou idéaliste, de leur maturité misérable ou épanouie, de leur vieillesse révoltée ou heureuse. C’est le dernier cadeau qu’ils peuvent offrir et que nous pouvons vénérer.
Mars Marie-Bernadette, L’échelle des Zagoria, Academia, 2019, p.78
Texte choisi pour l'exposition Vivre, c'est vieillir, Waremme, ENEO, février 2024