Nous sommes au palais de Mycènes, pendant la guerre de Troie.
Kilissa, la Cilicienne, est une esclave qui vit dans l’ombre et côtoie tous les jours Clytemnestre, l'épouse d'Agamemnon. Celui-ci, avant de partir, a sacrifié sa fille Iphigénie pour rester le chef de l'expédition vers Troie.
Pendant une centaine de pages, les voix de Kilissa et de Clytemnestre vont se croiser et se répondre. Entre les deux femmes qui vivent dans un contexte de séparation, d'injustice et de désespoir, la reconnaissance des sentiments et la compréhension vont se faufiler peu à peu.
Au-delà des personnages antiques, les interrogations, les douleurs, les joies et la recherche de justice ont des accents universels et toujours actuels.
Au fil du texte, le deuil lié à la mort d'un enfant, l'absence de justice qui laisse place à la vengeance personnelle, l'étonnement devant une religion détournée par les puissants…
"Elle n’avait jamais eu de nom. Ou peut-être tout le monde l’avait-il oublié. On l’appelait Kilissa, la Cilicienne, à cause de son pays d’origine. Elle était arrivée un matin, fière, désespérée, humiliée. Jamais elle n’évoquait son départ de là-bas, jamais elle ne parlait de son passé, personne ne savait quel regard, quelles pressions, quel marchandage l’avaient amenée sur les rivages de l’Argolide. Elle était alors au bord de l’adolescence, seule, le ventre noué, elle ne comprenait pas un mot de la langue de la région où elle avait abordé. Elle était un objet parmi d'autres. Elle avait essayé de fixer, au plus profond d'elle-même, les couleurs, les visages, les gestes de ceux qu'elle ne reverrait jamais. Elle était une esclave. Elle n’était rien. Elle avait l’impression de disparaitre peu à peu.
On l’avait conduite au palais du roi Agamemnon. "
"Il est parti. Ils sont partis. Tous. Pour des mois, des années, pour longtemps.
Je vais peu à peu m’habituer à l’absence. Mais peut-être y suis-je habituée depuis longtemps. J’avais eu tant d'autres rêves ! Je pensais que j’aurais été une présence, une complice, une amante, une confidente. Mais même quand il m’étreignait dans ses bras, c’était toujours à ses terres qu’il songeait, à son pouvoir, à ses soldats. Il prenait son plaisir en passant, intensément, mais son regard était ailleurs. Déjà il imaginait l’heure suivante. On m’avait enviée dans toute la Grèce, pourtant, lorsque j’étais devenue la femme d’Agamemnon. Mon père nous aimait bien, ma sœur et moi. Il prononçait nos noms, Clytemnestre et Hélène, avec tendresse. Il souhaitait pour nous une vie agréable, aisée, à la hauteur de ses ambitions. Il ne voulait pas que nous ayons une existence banale et nous cherchait des maris cultivés, audacieux, entreprenants. Il avait persévéré, il avait attendu qu’une famille suffisamment prestigieuse le séduisît. Et nous avions épousé les deux frères, Ménélas trop heureux d’avoir enfin Hélène que l’on disait belle comme une déesse, Agamemnon qui m’impressionnait par ses connaissances, ses histoires, ses récits, ses défis. Et peut-être aussi son ambition."
Comparaison Kilissa et Les mouches : Le sens et la portée des œuvres
Pour dégager le sens d'une œuvre, le choix du titre et le choix des faits sont importants. Ici, il s'agit du même mythe mais abordé à un moment différent et donc les faits sont différents et le sens est différent.
Dans le roman de M.-B. Mars, Agamemnon tue Iphigénie et c'est ce qui pousse Clytemnestre à tuer Agamemnon et à accepter l'amour d'Egisthe. Elle ne peut se résoudre à reprendre la vie conjugale avec l'assassin de sa fille. La blessure d'une mère, le réconfort apporté par l'esclave oubliée priment. Le titre Kilissa confirme cette explication en donnant la première place aux gens de l'ombre. Le roman dénonce l'orgueil, l'ambition et l'égoïsme de certains hommes (ils ne sont pas tous à mettre dans le même sac) qui n'ont aucun respect pour leur femme ni leurs enfants en tant qu'êtres humains. Il y a donc, d'un côté, les guerriers « héroïques » qui commandent et, de l'autre, la masse (femmes, enfants, soldats, ...) qui n'ont qu'à suivre et subir. C'est injuste, c'est inhumain et, à un moment donné, ils se rebellent. Le roman peut donc aussi être lu avec un regard politique, car évoquer les puissants qui jouent entre eux sans tenir compte des vies humaines qui dépendent d'eux, c'est aussi dénoncer un régime dictatorial ou au moins oligarchique, ce qui ne peut, dans notre démocratie si fragile et menacée d'aujourd'hui, manquer de résonner de manière toute particulière et faire réfléchir aux conséquences possibles de cette indifférence.
Dans la pièce de J.-P. Sartre, Iphigénie n'est à aucun moment évoquée ; il n'est question que de la suite : l'occupation du trône par le régicide Egisthe que tout le peuple a accepté comme roi aux côtés de Clytemnestre qui n'est qu'une vieille femme « aux yeux morts ». Les mouches symbolisent les remords et la mauvaise conscience de tous ceux qui ont accepté cette situation. Même si la censure allemande de la France occupée a laissé jouer cette pièce en 1943, on peut y lire un avertissement des remords qui attendent les Français qui viennent de signer la paix à Vichy avec les Allemands pour en finir avec la guerre en oubliant les dénonciations et les horreurs, notamment celles infligées aux Juifs (Vel d'Hiv). La portée de la pièce est donc sans doute philosophique et existentialiste (Oreste se libère des croyances religieuses qui le confinaient dans la peur et l'indécision, et agit en homme libre et responsable), mais elle adresse certainement aussi à ses lecteurs de 1943 un message politique : il faut résister à la présence des Allemands sinon le peuple entier vivra dans la culpabilité. Les Nazis sont des assassins et ils ne peuvent être acceptés comme chefs. Au nom de la dignité et de la justice, il faut libérer la France.
Finalement, ne pourrait-on dire que, même si chaque œuvre porte la marque de son auteur (humanité pour l'auteure de Kilissa, existentialisme pour l'auteur des Mouches), les deux œuvres se rejoignent en tant qu'œuvres de résistance dans une époque très troublée ?
Claire Pirlet- Mai 2017
Kilissa résonne comme une eau rejaillit sur un rocher...
Quel joli titre pour un roman ! Kilissa résonne comme une eau rejaillit sur une roche, comme un cri d'enfant que l'on entend au loin sans le distinguer.
Esclave, sans véritable identité (son nom « La Cilicienne » lui a été attribué en raison de sa région natale située en Anatolie) vit à Mycènes auprès d'Agamemnon et de Clytemnestre. Femme de l'ombre, discrète et respectueuse, elle partagera l'intimité de la cour royale. Elle aidera sa maîtresse à accoucher de ses enfants : Iphigénie, Electre et Oreste. Elle sera leur nourrice et leur confidente. Au fil du récit l'entente entre la maîtresse et l'esclave sera de plus en plus intime au point que Kilissa ressentira toutes les émotions de Clytemnestre. L'auteure construit son roman en tableaux dans lesquels, par un intéressant jeu de miroirs, les deux héroïnes se réfléchissent mutuellement.
Le sacrifice d'Iphigénie pour raison d'état (sacrifice exigé par les dieux pour qu'Agamemnon, à la tête de l'armée grecque, obtienne des vents favorables qui amèneront ses troupes à Troie) plonge les deux femmes dans une souffrance indicible et un profond désarroi. Commence alors le temps de l'absence insupportable accompagnée de son cortège de questions sans réponse, ravivant d'autant plus la douleur de Kilissa qu'elle se sait à tout jamais séparée des siens. Pourtant dans le silence et l'ombre deux femmes au statut social différent vont se comprendre, se respecter et se réconforter. Le succès divise, la souffrance rapproche. On retrouve dans Kilissa l'ambiance intimiste du roman Dans l'ombre de la lumière où Claude Pujade-Renaud imagine la vie de la concubine d'Augustin qu'il répudiera avant de devenir évêque d'Hippone et à qui il enlèvera plus tard leur fils.
La disparition d'Iphigénie, qui est en fait un assassinat doublé d'infanticide, comporte des résonnances bien actuelles puisque on a recours à la religion pour justifier le pouvoir sanguinaire qu'exercent certains hommes sur d'autres. « Je crois que c'est ce jour-là que j'ai compris tout à fait combien ceux qui avaient le pouvoir trouvaient des ressources pour utiliser la religion et s'en servir pour gagner les hommes à leur cause. » (p. 39). Ce roman baigne, on l'aura compris, dans une ambiance de guerre, de vengeance, de viol voire même d'inceste et rejoint par là la tragédie antique. Toutefois l'auteure (philologue classique et bachelière en philosophie) nous invite à aller au-delà en visitant des thèmes intemporels : la douleur de l'absence que rien n'efface, l'injustice, la violence, l'abus de pouvoir, l'écoulement du temps, l'angoisse de l'avenir...
Le grand mérite et l'originalité de Marie-Bernadette Mars consistent à donner la parole aux femmes de l'antiquité ( les grandes ignorées de l'époque sauf quand elles sont soumises à un destin tragique) et à travers elles aux femmes exploitées, humiliées, soumises, méprisées (doit-on rappeler les injures proférées à leur égard par un « candidat » à la présidence des Etats-Unis?), réduites à l'esclavage, contraintes au mariages forcé...
Ce roman court mais dense invite donc le lecteur à la réflexion et lui permet, tout comme on fait un arrêt sur image pour vérifier un détail, d'arrêter momentanément la lecture pour poursuivre le cheminement de la pensée tout en interrogeant l'actualité brûlante. Comment ne pas comparer Kilissa aux réfugiées qui, au péril de leur vie, abordent les frontières de l'Europe? Comment ne pas comparer la disparition d'Iphigénie à ces images effrayantes d'un petit garçon kurde rejeté, sans vie, par la mer sur une plage turque ?
Kilissa a disparu dans les strates de l'humanité. Trottent dans la tête ces paroles d'Aragon interprétées par Léo Ferré : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ?»
Extrait choisi
"Combien de temps me réveillerai-je encore avec, soudain, comme un orage qui brusquement obscurcit tout, un chagrin profond qui m'envahit ? Les images alors défilent, m'obsèdent, des souvenirs que je croyais atténués reviennent, je revois, pendant plusieurs heures, des gestes précis, j'entends des mots que je croyais oubliés, une intensité de tristesse que je pensais endormie se réveille. Le temps, les années ne m'ont pas encore usée, je ne suis pas morte de chagrin, j'ai, vaille que vaille parfois, survécu. J'ai peu à peu retrouvé mon rire, j'ai connu encore des moments heureux, j'ai appris à vivre avec ma blessure qui jamais ne cicatrise mais fait moins mal au fil du temps. Bien souvent encore, j'ai apprécié la vie et jamais je n'ai souhaité la quitter. Mais, après plusieurs années, la précision de certaines heures, une indicible horreur, des mots, des odeurs, des gestes reviennent, intenses brusquement de douleur réveillée." (p.79)
Dominique Willem - octobre 2016
(...) j'ai réellement apprécié cette lecture, elle est très agréable, intrigante et surtout, captivante. J'ai essayé plusieurs fois de m'arrêter en me disant que je lirais le reste plus tard, etc. Impossible... Je l'ai lu en une heure ! Je remarquais même que parfois, j'étais tellement dedans et j'avais tellement envie de savoir que je lisais de plus en plus vite ! Alors j'essayais de ralentir pour être sûre de percevoir chaque mot à sa juste valeur. Je ne vous cacherai pas que je compte bien le relire bientôt !
J'apprécie particulièrement la tournure des phrases, maintes fois je vous ai reconnue à travers celles-ci ! Si bien que certaines phrases résonnaient dans ma tête avec votre voix ! J'ai vraiment adoré cette lecture ! Quelques phrases m'ont touchée, d'autres me parlaient énormément. Pour tout cela déjà, je vous remercie chaleureusement! De plus, je suis heureuse de pouvoir lire (et avoir, du coup!) autant de phrases de "Mme Mars", vous savez que certaines de vos phrases jusqu'à présent m'ont beaucoup touchée alors, tout un livre, c'est super !
Second point, et non des moindres, j'apprécie fortement cette partie plus fictive de la perception de Clytemnestre vis à vis du drame qui a touché sa fille. Je suis très heureuse que ça parle de cela car le texte racontant le sacrifice d'Iphigénie est celui qui m'a le plus marquée durant mes études, j'ai vraiment été très touchée lorsque nous l'avons travaillé. (…)
Je suis vraiment contente d'avoir eu cette impression d'y être, d'imaginer plus concrètement la douleur de ces femmes suite à cet évènement.
S.F. - janvier 2016
Multiplicité des acteurs! « qui tue qui ? » (…) Iphigénie, Electre, Clytemnestre, Hermione, Hélène… Oreste, Ménélas, Egisthe...
Les revoici appelés à une nouvelle vie dans le roman de Marie-Bernadette. Un « beau » livre. Jaquette, typographie, élégante succession des pages...
Un nouveau regard. Celui de Kilissa, une esclave qui parle sans le dire tout haut mais qui n'en pense pas moins. Une préférence pour Egisthe et son passé qui « le griffa tellement »,
une solidarité de femme pour Clytemnestre. Toute à sa vengeance car elle est la mère d'Iphigénie sacrifiée par son père Agamemnon.
Elle pleure, elle pleure, elle pleure...
Ce livre est exemplaire en ce qu'il est un exemple du regard que portent les « subalternes » sur ce que font ou ont fait leurs maîtres. On pourrait
dire qu'il est à l'image du regard que les anciens colonisés portent en littérature sur des années de domination (subaltern studies).
Le point de vue de Kilissa est empreint de sympathie : elle souffre avec ses maîtres.
Mais personne « n'est maître de la violence et des passions » (p.112). Que peut une petite servante? Que les Erinyes soient désormais appelées les « bienveillantes », qu'est-ce que cela change ?
Michel Ansay - Novembre 2015
J'ai terminé ton roman depuis plus d'une semaine et je ne t'ai pas encore écrit !
J'ai adoré bien sûr. Pourquoi ? J'ai retrouvé ton style, ta spontanéité, et cette ferveur avec laquelle tu entreprends tout ce que tu fais. Oui, oui, à travers ta rédaction. Le livre m'a donné l'impression d'une pièce de théâtre. On est tenu en haleine, on a envie de tourner les pages, comme des scènes qui se succèdent... en tant que femme, j'ai particulièrement apprécié le sujet et la sensibilité des personnages.
J'ai juste envie de te dire bravo et à quand le prochain ?
L.P. Novembre 2015
Oh! Comme je l'ai aimé, ce récit plein de tendresse avec l'exploration si fine du cœur de la femme et de l'égoïsme du guerrier. L'écriture est dense et l'alternance des destinées des deux femmes est une véritable trouvaille d'écrivain. C'est une superbe plainte à deux voix.
Mon amie (…) a adoré et l'a lu et relu comme moi. (…) Il te faut en écrire d'autres !
J. P. Novembre 2015